Cette seconde partie – qui ne correspond pas au texte de la triologie Les sources de la subversion – s’attarde sur les caractéristiques communes et spécifiques des différentes gnoses.
Le problème du logos
La problématique relative au logos éclaire le christianisme des premiers siècles dans ses rapports avec la gnose. L’identification du logos grec (le Verbe, ou l’acte de parler de Dieu) au « Fils », à « l’Homme Jésus », induira par une réaction en chaîne des spéculations théologiques dont les complications se feront sentir pendant plusieurs siècles, et permettront à certaines erreurs gnostiques de persévérer, jusque chez des penseurs chrétiens.
Les philosophes alexandrins vont chercher à concilier la religion des Hébreux avec la pensée grecque, en essayant de déterminer les relations du mosaïsme avec le Verbe ou logos platonicien. Philon est le premier à désigner le fils de Dieu comme le logos, c’est-à-dire « l’acte de parler » de Dieu. Si elle a cours en langue grecque, cette spéculation est en revanche impossible dans la conception hébraïque dans laquelle « Dieu » et son « acte de parler », son logos, sont identiques. Dans tous les textes hébreux anciens, le système est simple et toujours constant : Dieu et son Verbe ne font qu’un. Dieu et sa pensée ne font qu’un. Dieu et son acte de parler ne font qu’un. La distinction de Dieu et de son logos ne devient possible qu’avec les traductions grecques des textes hébraïques de l’Ancien Testament. Ces traductions vont introduire des possibilités équivoques qui donneront lieu à des glissements sémantiques à propos du logos.
Toute traduction doit tenir compte du système dans lequel elle s’applique pour en restituer le sens véritable. En l’occurrence, l’erreur consistait à laisser entendre :
- Que le Verbe, « l’acte de parler de Dieu », le logos, est un individu divin autre que Dieu lui-même (qu’il soit créé ou incréé).
- Que ce logos est doté d’une autonomie, qu’il a ses opérations propres.
- Qu’il a pu devenir quelque chose qu’il n’était pas auparavant, c’est-à-dire subir des altérations ou des transformations.
En résumé, Philon présente Dieu dans les termes du démiurge de Platon. Il introduit dans la métaphysique hébraïque l’idée que le logos est un « second dieu » ; que le Verbe est de nature angélique ; que Dieu et son « acte de parler » son comme deux individus distincts. A partir de là, le système change radicalement. Cette interprétation platonicienne du Dieu biblique entraînera d’énormes complications en assimilant le fils de Dieu, l’Homme Ieschoua, au logos de Dieu, c’est-à-dire à son seul acte de parler. Ainsi le Christ ne devient plus qu’un intermédiaire, un second maillon de la chaîne, une émanation divine, et le champ des interprétations ouvre la voie aux hérésies les plus diverses. Sous ce rapport « Philon a servi d’intermédiaire entre Platon et les gnostiques auxquels il a du reste préparé le chemin par ses propres théories 22. »
Cette conception du logos sera reprise très tôt par les chrétiens hellénisants qui identifieront le Christ au logos de Philon, allant même jusqu’à l’assimiler au Verbe de nature angélique. C’est d’ailleurs vraisemblablement à des chrétiens hétérodoxes de ce type que s’adresse l’Epitre aux Hébreux et le prologue de l’Evangile de Jean, qui insiste sur ce point, en exhortant les fidèles à ne pas considérer le Christ comme un Ange et ne pas dissocier le logos de Dieu lui-même : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement en Dieu. Tout par lui a été fait, et sans lui n’a été fait rien de ce qui existe. » En essayant d’utiliser des théories ou des concepts issus du paganisme pour exposer au mieux le mystère de l’Incarnation, certains Pères prirent le risque d’exposer la doctrine chrétienne à certaines transformations désastreuses pour la Foi : « Cette méthode est dangereuse, écrit l’abbé Thamiry, car les formules ainsi transposées conservent toujours quelques nuances d’origine et risquent d’amener après elles quelque chose de l’esprit, qui inspira leur conception première. Ainsi en arriva-t-il aux Gnostiques. Ils ne surent pas vider de tout leur contenu panthéiste les notions néo-platoniciennes, qu’ils introduisirent dans leurs spéculations théologiques ; et ils aboutirent à de curieux systèmes d’émanation qui défigurent en tous points la croyance catholique 23. » Dès le premier siècle, certaines communautés judéo-chrétiennes vont donc progressivement dériver vers la gnose en détachant le Verbe de Dieu, et en reniant peu à peu la divinité du Christ. C’est le cas des ébionites.
Cette confusion christologique qui, répétons-le est impossible sur le texte original, est une torsion du sens objectif des Ecritures qui mènera aux hérésies modalistes (Sabellius, Praxeas, Noetus…) et ouvrira la voie à l’arianisme et aux multiples spéculations gnostiques selon lesquelles l’Incarnation est une aliénation de la substance divine.
Lorsque ces spéculations sur le logos se développent vers la fin du IIe siècle chez plusieurs Pères, et notamment chez Origène, on voit réagir les papes de Rome 24 Zéphyrin et Calliste. En 325, le concile de Nicée met fin à toute ambigüité. Tous les pontifes suivants feront de même en rappelant que « l’acte de parler » de Dieu c’est Dieu lui-même. Que ce Verbe, ce logos, l’intelligence créatrice que Dieu communique ne peut pas subir d’altération, d’exil ou d’aliénation par le fait qu’elle se communique. Le Fils est « l’Homme véritable uni à Dieu », celui qui a reçu l’onction. C’est tout le sens de la Tradition, qui s’attache à conserver intactes les modalités de la transmission en gardant le sens exact d’un texte, malgré les possibilités nouvelles qu’impliquent ses traductions. C’est le contenu du Symbole des Apôtres, et le souci chez saint Jérôme de rendre avec exactitude la veritas hebraïca dans son œuvre de traduction.
C’est dans les grandes figures de la philosophie moderne que ces considérations sur le logos trouveront leur expression la plus aboutie. Ce sont ces mêmes hérésies christologiques qui seront développées et réintroduites comme substitut à la Création, dans le spinosisme et l’idéalisme allemand (en particulier Hegel) et jusque dans le modernisme « catholique » du XXe siècle.
La gnose hébraïque
Parallèlement, une forme de gnose spécifiquement juive et détachée des considérations néotestamentaires s’élabore en Palestine au cours des premiers siècles. Nous savons qu’il existait une discipline ésotérique dans les cercles des pharisiens dont les représentants les plus importants appartenaient au cercle de Yohanan ben Zakkaï. La trace de ces auteurs est difficile à suivre, car « comme les auteurs d’Apocryphes et de la Pseudépigraphie bibliques, ils ont généralement suivie la pratique de cacher leur identité derrière les grands noms du passé 25. » C’est aussi un trait récurrent chez les gnostiques.
Les sujets principaux discutés dans ces cercles traitent essentiellement de deux choses : premier chapitre de la Genèse – l’histoire de la Création, Ma’assé Beréshit – et le premier chapitre d’Ezéchiel – la vision du char avec le trône divin, la Merkaba.
Les écrits recueillis sous le titre de Ma’assé Beréshit forment un essai de cosmogonie et du spéculations mystiques qui date probablement du IIIe ou IVe siècle et qui inspirera plus tard le Sefer Yetsirah, le « Livre de la Création ». On y trouve les dix éléments qui constituent le monde par émanation, les sefirot, qui seront largement repris par la suite dans la Kabbale.
Dans la Merkaba, le trône « représente pour le mystique juif ce que le pleroma, la « plénitude », la sphère éclatante de la Divinité avec ses puissances, ses éons, les archontes et les dominations représentent pour les mystiques grecs et les premiers mystiques chrétiens qui apparaissent dans l’histoire des religions sous les noms de gnostiques et d’hermétiques 26. » Le contenu des écrits mystiques de la Merkaba tient essentiellement dans une variation hébraïque de l’ascension de l’âme, qui passe à travers les sphères hostiles du cosmos et parvient à rejoindre sa demeure divine. Cette idée de l’ascension a été considérée par certains chercheurs comme l’idée centrale de la gnose.
Plus largement, ces deux facettes théosophique – Ma’assé Beréshit – et mystique – Merkaba – de l’ésotérisme juif correspondent bien aux points centraux de l’enseignement gnostique des premiers siècles. Si les documents écrits les plus importants de ces enseignements remontent tout au plus au Ve et VIe siècle, Scholem écrit : « nous avons de bonnes raisons de soutenir que la plus grande partie et même l’essentiel de son héritage spirituel fut recueilli dans les petits couvents ésotériques puis dans les cercles qui, à la fin de l’époque talmudique, essayèrent dans toute une littérature d’aboutir à une synthèse de leur nouvelle vision religieuse du monde 27. » Ces spéculations mystiques et théosophiques seront reprises au court du Moyen-Âge. C’est dans la Provence du XIIe siècle et conjugués aux influences néo-platoniciennes, qu’elles réapparaîtront pour se cristalliser dans les courants kabbalistiques.
La gnose hellénistique
Dans l’Antiquité, la grande tradition des philosophes hellénistiques considère le monde comme divin et incréé. Leur métaphysique est un monisme matérialiste qui identifie l’univers physique pris dans son ensemble avec l’unité divine. L’avènement du christianisme marque un point de rupture qui pousse les philosophes grecques dans leur retranchement, et A partir du second siècle, le paganisme essaie de se réformer sur le modèle de la religion qui le menace et qu’il combat. Les polémistes païens, écrit Pierre de Labriolle, « ont essayé aussi de parer littérairement certaines figures du paganisme – Pythagore, Socrate, Apollonius de Tyane, Apulée – d’un rayonnement assez vif pour qu’en fût obscurcie l’auréole du Galiléen. La diversité même de ces idéalisations plus ou moins adroites prouve à quel point ils étaient anxieux de dresser, coûte que coûte, quelque réplique victorieuse en face du Jésus-Dieu des chrétiens 28. »
Mais c’est chez les disciples de l’école platonicienne que la gnose va se cristalliser sous une forme philosophique. Une bascule métaphysique s’opère progressivement chez les médio-platoniciens, et c’est leurs héritiers, les néo-platoniciens, qui passeront plus clairement du monisme à la gnose.
Le médio-platonisme
Platon laisse derrière lui une doctrine incomplète qui ne précise pas les rapports entre le Dieu tel que présenté dans la République – principe premier d’où procède l’essence – et le Dieu du Timée – fabricateur du monde. Le problème restait donc ouvert et ses héritiers tenterons d’en donner plusieurs interprétations. Il va de soi pour la majorité des médio-platoniciens que Dieu est en même temps Roi et Créateur : Albinus semble associer au Principe supérieur le rôle du Démiurge ; de même Atticus identifie le Démiurge à l’Idée du Bien 29. Par ailleurs, depuis Philon, les puissances intermédiaires occupent une grande place dans la spéculation. Si les philosophes platoniciens placent des intermédiaires entre le principe unique (l’Un) et la matière (le multiple) ils tentent néanmoins de conserver leur monisme et continuent jusqu’alors d’identifier le premier principe avec la création.
Il y a cependant deux philosophes qui font exception : Plutarque et Numénius. Les choses étant moins claires chez le premier, nous ne traiterons que du second.
Numénius est originaire d’Apamée, en Syrie. Une ville qui compte dès le second siècle des communautés judéo-chrétiennes gnostiques, les Elkhasaïtes (dont fera partie le père de Mani). C’est dans cette même ville que Jamblique tiendra plus tard son école « dont l’action devait être décisive sur la transformation en gnose et en théurgie orientales de la philosophe néoplatonicienne 30. » Numénius tente d’interpréter Platon – qu’il considère comme un « Moïse atticisant » – à la lumière de l’Orient et « d’unir ses déclarations à l’enseignement de Pythagore 31. » Il théorise un premier Dieu qui n’a aucune part à ce monde et à la création, qui est simple, au repos, et détaché de toute œuvre ; et un second Dieu, double, en mouvement, démiurge créateur. Le premier Dieu est absolument inconnu, seul le démiurge est connu des hommes. Il en découle un dualisme à tous les degrés : le monde contient deux « âmes », l’une bonne, l’autre mauvaise ; l’homme contient également deux âmes contradictoires. Numénius a une vision plutôt pessimiste du corps et postule « que nous pouvons, en certains cas, nous dégager de ce dualisme par un violent mouvement de scission qui nous sépare de la prison du corps et du plaisir et qui est délivrance de toute nécessité. Par lui, l’âme retourne à ses principes, à une unité indifférenciée, c’est-à-dire au Principe même qui est simple, au Premier Dieu 32. »
Ainsi, Numénius est le premier médio-platonicien qui accuse un dualisme tranché en dissociant clairement le Principe premier du Démiurge. Henri-Charles Puech écrit que « c’est sur la structure même de la Gnose, que Numénius calque son système 33 ». Par ailleurs, il développe des analogies entre la doctrine gnostique et certains thèmes homériques de l’Odyssée. Les peintures de l’hypogée gnostique du Viale Manzoni retrouvées à Rome, témoignent de cette récupération du paganisme dans laquelle les mythes d’Homère sont réinterprétés à la lumière des spéculations gnostiques 34.
Mais ce sont les néo-platoniciens qui, un siècle plus tard, et malgré leurs efforts pour rejeter les doctrines dualistes étrangères à la tradition hellénique, vont passer véritablement d’une métaphysique moniste à une métaphysique gnostique.
Le néo-platonisme
Suivant les traces des médio-platoniciens et soucieux de défendre la tradition grecque, leurs héritiers vont prétendre retrouver dans l’enseignement de Platon les mythes d’Orphée et de Pythagore, assurant par une étude comparée des traditions orphiques et pythagoriciennes qu’il existe une filiation jusqu’à Platon : « Ce qu’Orphée a promulgué par d’obscurs allégories, dit Proclus, Pythagore l’enseigna après avoir été initié aux mystères orphiques et Platon en eut pleine connaissance par les écrits orphiques et pythagoriciens 35 ». Cette parenté est d’ailleurs reprise à bon compte par la plupart des initiés modernes : « Cette filiation, écrit Edouard Schuré, tenue secrète pendant des siècles, ne fût révélée que par les philosophes alexandrins, parce qu’ils furent les premiers à publier le sens ésotérique des Mystères. » Bien qu’on ne retrouve dans toute l’œuvre de Platon que deux références à Pythagore et aux pythagoriciens, Schuré affirme que cette filiation est « pleinement confirmée par l’étude comparée des traditions orphiques et pythagoriciennes avec les écrits de Platon. »
Disons-le clairement : c’est tordre les textes pour leur faire dire ce qu’ils ne contiennent pas. Il y a là un exemple flagrant de révisionnisme historique qui passe, pour des motifs idéologiques, sur une étude sérieuse des documents, dans le but de fondre des éléments disparates dans le moule préconçu d’une tradition toute fantasmée. Or cet argumentaire ne date pas d’hier. L’ouvrage à succès d’Edouard Schuré, Les grands initiés, n’a fait que l’actualiser à une époque où les esprits étaient prêts à le recevoir, et le monde catholique presque incapable de le réfuter. Mais déjà, « du temps des Gnostiques, il s’opéra en Orient un travail qui dénatura notamment l’enseignement de Pythagore et de Platon pour le mettre en harmonie avec les religions orientales. […] Mettant à profit ce procédé, les Gnostiques parvinrent facilement à allier les nombres et les figures de géométrie de Pythagore et les idées ou les formes de Platon avec le matérialisme des peuples de l’Occident et les doctrines panthéistes d’émanation, particulières aux religions de l’Orient, à unir la philosophie et la religion, et à produire une religion en apparence universelle. 36 »
Un spécialiste actuel de Platon, Luc Brisson, parle d’une « pythagorisation systématique de Platon, qui ne peut alors résulter que d’un cercle vicieux : pour interpréter Platon, on fait appel à un Pythagorisme reconstruit de toutes pièces à partir de Platon 37. » Il accuse chez les néo-platoniciens cette récupération factice de Pythagore : « la plus grande retenue s’impose si l’on veut éviter de se laisser aller à des excès dans lesquels sont tombés bon nombre d’interprètes anciens pour des raisons polémiques (Aristote, Aristoxène, par exemple) ou idéologique (Jamblique et les Néoplatoniciens postérieurs), et dont les modernes reprennent sans esprit critique les affirmations 38. »
Il y a bien, entre l’enseignement de Platon au Ve siècle av. J.-C. et sa réinterprétation sept siècles plus tard par les néo-platoniciens, des modifications conséquentes qui tiennent à des causes idéologiques. L’enjeu n’est rien d’autre que de trouver dans les doctrines hellénistiques de l’Antiquité une matière exploitable pour construire un système philosophique capable de concurrencer les religions, le Christianisme en tête. « C’était le but avoué des Alexandrins, résume Jules Simon dans son Commentaire de Proclus, de montrer dans les plus anciens systèmes les germes de leur propre philosophie, et de la présenter comme une doctrine révélée par les dieux aux sages des anciens temps, et transmise sans altération jusqu’à eux, sous les formes les plus diverses. […] L’école d’Alexandrie, venue la dernière, embrasse toutes les méthodes à la fois ; sa tâche principale est de faire ressortir l’identité des doctrines au milieu de cette diversité apparente, et de les enseigner au monde avec la triple autorité de la religion, de l’histoire et de la raison 39. »
Plotin, disciple d’Ammonius, est le principal représentant de ce courant néoplatonicien du IIIe siècle. Il connaît Philon par l’intermédiaire de Numénius et très certainement par des lectures directes. C’est par cet intermédiaire que « les croyances judéo-orientales ont donc exercé sur cette philosophie [le néo-platonisme] une influence qu’il faut qualifier de prépondérante 40. » Plotin s’inscrit dans la pure tradition du monisme hellénistique : « Nous ne sommes pas loin de l’Être, dit-il, mais nous sommes en lui. Il n’est pas non plus loin de nous. Tous les êtres ne font donc qu’un 41. » Il essaie d’expliquer, à partir de l’Un, la multiplicité des êtres. Si l’Un est l’unité indivisible de la substance qui compose l’univers, comment expliquer ce que nous constatons par l’expérience, à savoir une multiplicité d’êtres distincts et singuliers ? C’est, conclut-il, que l’expérience nous trompe ; elle ne peut être qu’une illusion, qu’un reflet, qu’une apparence. Reste à expliquer cette illusion. Il est obligé pour cela de recourir à une théorie de la chute à partir de l’Un, et même plus, à l’intérieur de l’Un. Le fait que nous soyons tombés ou déchus dans l’illusion, c’est le fait de l’Un. Il en vient fatalement à considérer qu’une catastrophe est survenue au sein même de la divinité. Le temps mesure une chute, une déchéance, une dégradation du principe premier.
Il décrit dans les Ennéades cette chute originelle de l’âme universelle dans la matière et dans le mal. L’Un, substance universelle, divine et unique, tombe dans la matière ou la matérialité, qui est le principe du multiple. Et c’est ainsi que se sont constituées, au moins en apparence, les âmes particulières, singulières, individuelles. « C’est-à-dire, que le monisme se transforme en gnose et en théosophie 42 ». Pourtant nous-dit-on, Plotin a combattu les gnostiques…
Dès son arrivée à Rome en 244, il est confronté dans l’école qu’il fonde à des gnostiques chrétiens – probablement des séthiens – qui tentent de récupérer la figure de Platon. Il les tient pour « des sectaires chrétiens nourris dans la vieille philosophie, c’est-à-dire pour des renégats du platonisme 43 ». En bon philosophe hellénistique Plotin maintient un certain idéal dans l’ordre du monde, et soucieux qu’il est de sauvegarder la tradition grecque il oppose à ces chrétiens, pour qui le créateur du monde et le monde lui-même sont mauvais, sa propre version gnostique – mais idéaliste – de la chute de l’Un.
Sans doute que ce gnosticisme, écrit Puech, « lui est-il apparu comme une caricature de certains aspects de sa pensée 44. » Cette difficulté à laquelle fut confronté Plotin est très bien exposée par Mgr Freppel : « Plotin se trouvait à son insu dans une étroite communauté d’idées et de sentiments avec ses adversaires ; et si l’un de ces derniers avait voulu riposter, il aurait pu lui tenir ce discours : Vous attaquez vivement ce qu’on nomme parmi nous la Gnose ; vous traitez d’insoutenable cette prétention de s’unir à l’absolu par la connaissance parfaite ; mais cette prétention, qui vous paraît entachée d’orgueil, n’est-elle pas un peu la vôtre ? Et votre fameux procédé de l’extase, ne serait-ce point par hasard, sous un autre nom, ce que nous appelons la Gnose ? Que voulez-vous dire par ce mode d’unification dont vous refusez le secret aux âmes vulgaires pour le réserver aux âmes philosophiques ? Quand vous enseignez que le philosophe peut arriver à un état où l’âme dépouille ce qu’elle a d’individuel pour se confondre avec l’âme universelle ; où l’esprit, devenu un, simple, parfait, s’identifie avec la perfection môme et s’élève â la connaissance absolue par cette identité complète du sujet et de l’objet ; où la personnalité expire dans l’absorption du fini par l’infini, vous ne faites que donner la définition de la Gnose, en remplaçant ce terme par un autre, celui d’extase. Au fond, nous sommes pleinement d’accord, et toutes les objections que vous dirigez contre nous retombent sur vous-même. Votre Gnose ne diffère de la nôtre que par le nom : vous aspirez à la science absolue comme nous, et vous placez en elle la rédemption de l’âme, voilà notre commun principe ; le reste n’est que du détail. Donc, cessez d’attaquer nos doctrines ou renoncez aux vôtres 45. »
En cherchant à traiter des problèmes que Platon, qui léguait un enseignement inachevé, n’avait fait que soulever, les néo-platoniciens ont exploité la tradition philosophique pour la développer dans un sens gnostique. C’est ce que Tertullien dénonce dans son De Anima en pointant la réappropriation de Platon par les gnostiques : « Je regrette sincèrement que Platon ait fourni l’aliment de toutes les hérésies. N’est-ce pas lui qui a dit dans le Phédon, que les âmes voyagent tantôt ici, tantôt là ? Dans le Timée, il veut que les enfants de Dieu auxquels avait été confié le soin de créer les mortels, aient pris un germe d’immortalité et moulé autour de cette âme un corps mortel. Il déclare ensuite que ce monde est l’image d’un autre monde. Pour accréditer l’opinion que l’âme avait autrefois vécu avec Dieu au ciel, dans le commerce des idées, qu’elle est partie de là pour descendre sur la terre, et qu’elle ne fait que s’y rappeler les exemplaires qu’elle a connus anciennement, il inventa ce principe nouveau : Apprendre, c’est se souvenir 46. »
Pourtant, les philosophes grecques de l’Antiquité étaient attachés à la conception d’un univers gouverné selon le principe du Bien. Il est donc parfaitement logique qu’on ne trouve aucune trace chez les néo-platoniciens de cet anticosmisme dont les gnostiques « chrétiens » étaient pétris. Lorsque son disciple Porphyre songe au suicide, Plotin l’en dissuade vivement. Aussi, « lorsque les néo-platoniciens en vinrent à établir une distinction entre le Démiurge et la Divinité suprême, ce fut en y voyant une subordination plutôt qu’une aliénation, contrairement à certaines doctrines gnostiques 47. » Voilà une clé qui permet de comprendre les similitudes frappantes entre les systèmes néo-platoniciens et ceux des gnostiques, alors même que les premiers cherchent à tout prix à se démarquer des seconds. Héritiers du monisme matérialiste des anciens philosophes, les néo-platoniciens vont développer leurs enseignements pour en faire une « gnose hellénique », qui puisse s’opposer aussi bien au Christianisme qu’à ses formes hérétiques qui tentent de réintégrer la figure de Platon.
A la suite de Plotin, son disciple Proclus intègre la théurgie comme pratique d’auto-divinisation de l’homme avec l’aide des puissances du monde intermédiaire. Et à partir de Jamblique, l’hermétisme trouve une place définitive dans la pensée néo-platonicienne. On peut conclure avec Couliano qu’à partir de là, et à l’exception de l’anticosmisme, « tous les traits distinctifs du gnosticisme se retrouvent aussi dans le néo-platonisme 48. »
L’hermétisme
Signalons brièvement le courant de l’hermétisme qui se développe aux premiers siècles en parallèle du néo-platonisme. Le Poimandrès, probablement le plus ancien des Hermetica gnostiques, pourrait avoir été écrit dans la seconde moitié du IIe siècle. De même, en tenant compte des parallèles qui existent entre les textes attribués à Hermès Trismégiste et ceux des gnostiques valentiniens ou des néo-platoniciens comme Numénius, il est impossible d’en repousser la date avant le milieu du second siècle 49.
André-Jean Festugière distingue deux grands ensembles : l’hermétisme populaire ou technique – doctrine ésotérique et naturaliste qui traite des correspondances entre les astres et la matière – et l’hermétisme savant ou philosophique50 milieu du second siècle, dont certains traités ont été retrouvé dans la bibliothèque gnostique de Nag Hammadi. Jean Doresse, témoin de la découverte de ces manuscrits, pose la question de fond : « l’Hermétisme ne paraît-il pas une version philosophique de la Gnose, dépouillée seulement de la riche et originale trame des mythes bibliques ? 51 » On peut répondre par l’affirmation. Dans le Corpus Hermeticum, le monde est décrit dans une totalité sacralisée qui est la continuité de Dieu. L’homme, né par voie d’engendrement, est de nature divine. L’hermétisme philosophique est une gnose, émanationniste et panthéiste, dans laquelle Dieu se créé nécessairement lui-même en passant du Néant à l’Être. Le salut y est assuré par la connaissance du divin. Henri-Charles Puech en a retrouvé la trace chez Hermias d’Alexandrie, néo-platonicien du Ve siècle, dans laquelle Hermès le Trismégiste « y a été conçu en type ou en modèle du « gnostique », du pneumatique ; il offre le premier et l’éminent exemple de l’être sauvé par la “gnose” » 52.
André-Jean Festugière conclu le quatrième tome de sa Révélation d’Hermès Trismégiste par une description de cette connaissance hermétique : « Dans cette expérience, l’homme se dilate jusqu’à la totalité même de l’être divin. Il devient infini et dans le temps et dans l’espace. Il est présent en tous les êtres. C’est une extase : « Souvent il arrive que l’intellect s’envole hors de l’âme : à cette heure-là, l’âme ne voit ni n’entend ; elle est comme un animal sans raison ». Que devons-nous penser de cette sorte d’extase ? S’agit-il vraiment, dans ce cas d’une « union intime et directe de l’esprit au principe fondamentale de l’être » ? Quelle part d’illusion a pu s’y mêler ? Nous l’ignorons. Tout ce qu’on peut observer, c’est que la connaissance de Dieu, dans le Corpus Hermeticum XIII, se rapproche le plus de ce qu’on est convenu d’appeler, en d’autres textes, une connaissance mystique. Elle dépasse l’ordre de la raison. Elle suppose, dans le sujet, le présence d’un élément proprement divin qui le rend capable de voir Dieu. […] sujet et objet ne sont plus distincts, mais identiques. 53 » C’est la gnose la plus classique débarrassée des mythes et traduite dans un langage philosophique. La figure d’Hermès deviendra au cours des siècles une figure centrale de l’occultisme occidental, propageant les grands thèmes fondamentaux de la gnose : « l’idée que le monde est un grand vivant animé par une âme, celle que l’homme est co-naturel à Dieu et la conviction qu’une initiation est susceptible de reconduire l’être humain au monde divin dont il est issu. » 54
Céleste GOUBLY
22 Charles-Emile Freppel, Saint Irénée et l’éloquence chrétienne dans la Gaule pendant les deux premiers siècles, Bray et Retaux, Paris, 1870, p. 278
23 Edouard Thamiry, Les deux aspects de l’immanence et le problème religieux, Librairie Bloud & Cie, Paris, 1908, p. 60
24 Claude Tresmontant, La pensée de l’Eglise de Rome, François-Xavier de Guibert, Paris, 1996, p. 45 et suiv.
25Gershom Scholem, Les grands courants de la mystique juive, op. cit., p. 68
26 Gershom Scholem, Les grands courants de la mystique juive, op. cit., p. 73
27 Gershom Scholem, Les grands courants de la mystique juive, op. cit., p. 66
28 Pierre de Labriolle, Réaction païenne, Editions Mimésis, 2021, p. 10
29 Henri-Charles Puech, En quête de la gnose, tome I, Gallimard, 1978, p. 40
30 Henri-Charles Puech, En quête de la gnose, tome I, Gallimard, 1978, p. 29
31 Cité par Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, IX, 7, 1
32 Henri-Charles Puech, En quête de la gnose, tome I, Gallimard, 1978, p. 37
33 Henri-Charles Puech, En quête de la gnose, tome I, Gallimard, 1978, p. 52
34 Voir l’ouvrage de Jérôme Carcopino, De Pythagore aux Apôtres. Études sur la conversion du monde romain, Flammarion, Paris, 1956
35 Cité par Edouard Schuré, Les grands initiés, Perrin et Cie, Paris, 1921, p. 415, note 1
36 Edouard Haus, Le gnosticisme et la franc-maçonnerie, H. Goemaere, Bruxelles, 1875, pp. 7-8
37 Luc Brisson, « Platon, Pythagore et les Pythagoriciens », dans Platon, source des Présocratiques – exploration de Monique Dixsaut et Aldo Brancacci, Histoire de la philosophie, Paris, 2003, p. 41
38 Luc Brisson, « Platon, Pythagore et les Pythagoriciens », dans Platon, source des Présocratiques – exploration de Monique Dixsaut et Aldo Brancacci, Histoire de la philosophie, Paris, 2003, p. 65
39 Jules Simon, Du commentaire de Proclus sur le Timée de Platon, Paris, 1939, p. 12
40 Henri Guyot, Les réminiscences de Philon le juif chez Plotin, Félix Alcan, Paris, 1906, p. 89
41 Plotin, Ennéades, VI, 5-6
42 Claude Tresmontant, Les métaphysiques principales, François-Xavier de Guibert, Paris, 1995, p. 173
43 Arthur Darby Nock, Christianisme et Hellénisme, Cerf, 2015, p. 23
44 Henri-Charles Puech, En quête de la gnose, tome I, Gallimard, 1978, p. 104
45 Charles-Emile Freppel, Saint Irénée et l’éloquence chrétienne dans la Gaule pendant les deux premiers siècles, Bray et Retaux, Paris, 1870, p. 369
46 Tertullien, De Anima, XXIII, 5
47 Arthur Nock, Christianisme et Hellénisme, Cerf, 2015, p. 21
48 Ioan Petru Couliano, Les gnoses dualistes d’Occident, Plon, Paris, 1990, p. 75
49Simone Pétrement, article « Sur le problème du gnosticisme » paru dans Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 85, n°2, 1980, pp. 145-177
50 « Cet ésotérisme savant sert l’ésotérisme populaire car il apporte à ce dernier une caution universitaire dont il sait se servir afin de donner un caractère scientifique à sa propre démarche. » (Nelly Emont, Introduction à l’ésotérisme, Droguet et Ardant, Paris, 1991, p. 56)
51 Jean Doresse, Les livres secrets de l’Egypte, Les gnostiques, Editions du Rocher, Paris, 1984, p. 312
52 Henri-Charles Puech, En quête de la gnose, tome I, Gallimard, 1978, p. 118
53 André-Jean Festugière, La révélation d’Hermès Trismégiste, t. IV, Le Dieu inconnu et la gnose, J. Gabalda et Cie, 1954, Paris, p. 267
54 Nelly Emont, Introduction à l’ésotérisme, Droguet et Ardant, Paris, 1991, p. 60